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Œuvres littéraires 2017

L’Ami dont l’aventure n’est pas ambiguë d’Amadou Elimane Kane ou la conscience des valeurs de l’éthique

Le récit de L’Ami dont l’aventure n’est pas ambiguë n’est pas une chronique de plus sur la trajectoire d’un immigré qui cherche désespérément à rejoindre l’Europe comme seule possibilité pour assouvir un rêve commun à beaucoup de jeunes africains. C’est l’histoire, en deux temps, de ce dont l’homme, la femme déterminé(e) est capable d’accomplir, en bien comme en mal. Les deux parties qui composent le livre peuvent se lire comme un récit continu. L ami dont l aventure n est pas ambigue couv bat3

Boubacar, personnage principal, est animé d’un sens du devoir très poussé. Il fonctionne avec une volonté déterminée et dynamique, avec le rythme d’un homme en marche, un homme qui va vers l’avant, à la rencontre du monde ; un homme qui tire, par devers lui, l’amas d’espoir nourri de l’angoisse présente, et du souvenir des siens, du tissu usé de pantalons qui ont longtemps frotté les bancs de l’école, mais aussi la certitude d’un soleil nouveau qui brillera sur les cendres de ses doutes. 

Quand Boubacar brûle son passeport au milieu du Sahara, il confie au hasard le sacrifie d’une mère ternie par les tracas de jours maigres. Mais la vie n’est pas un hasard. Il lui faudra travailler dur en France pour réussir et pouvoir rentrer au pays natal auprès des siens.

En miroir, il y a le récit de Samba Diallo, dont la carrière politique est l’incarnation d’une logique prédatrice qui constitue une rupture avec l’idée de don de soi qu’impose le service public et justement l’engagement pour des valeurs panafricaines et de justice sociale. En somme, il est une métaphore du désabusé postcolonial, de l’engloutissement du potentiel de tout un continent et de ses ressources vitales par une poignée d’hommes égoïstes, rapaces et cyniques. Pour Amadou Elimane Kane, une décolonisation mal faite aura produit, entre autres phénomènes, une classe de saccageurs de patrimoine dont la démarche repose sur l’abrogation de toute retenue et de toute décence. 

Le récit met ainsi en parallèle plusieurs trajectoires à l’épreuve de la Vie. Il reprend le thème de la confrontation des cultures de Cheikh Hamidou Kane mais àpartir d’un autre paradigme, celui de l’éthique. Car il s’agit de comprendre un choc de valeurs comme étant le socle du malaise, ou du travers (c’est selon) qui anime les différents personnages. Ces derniers, malgréleurs différences, sont assez attachants.De Mariam Asta qui s’épanouit comme une fleur à travers les petits apprentissages à Samba Diallo qui sombre dans l’aveuglement malgré sa grande perspicacité. Finalement, ce ne sont pas des personnages qui sont mis en récit mais une époque, ainsi que des catégories d’humains.

La deuxième partie du livre est une promenade lyrique et une découverte des états de l’âme de Mariam Asta, femme pensive et rêveuse dont la richesse, l’intensité de la vie intérieure invite à renouer avec les échos brumeux d’un passé séculaire qui s’insinuent silencieusement dans les méandres de la pensée.

La vie de Boubacar en particulier suscite un flot d’interrogations pour Mariam Asta, mais révèle aussi une peur informulée que son jeune garçon à elle puisse être tenté, tout comme Boubacar plusieurs années auparavant, par le chemin de la séparation et de l’exil. Car Mariam Asta éprouve une grande difficulté à établir un rapport entre, d’une part cet esprit complexe marqué par des tiraillements qui vont au-delà des contradictions d’une appartenance fragmentée à des cultures différentes, et d’autre part, l’ami d’enfance qui a puisé à la même source de vie. Mais si tiraillement il y a, c’est un tiraillement apaisé,  «une chance plutôt qu’un malaise » (p.133), l’aboutissement d’un débat intérieur qui n’est jamais résolu et n’a peut-être pas besoin de l’être. Dans cette deuxième partie, la raison de la fiction est renversée dans le sens où Mariam Asta, être en apparence faible et dominé, se donne effectivement les moyens d’agir contre les attentes des lecteurs.

En relisant L’Ami dont l’Aventure n’est pas ambiguë, je ne peux m’empêcher de repenser aux bienfaits de la lecture comme acte de reconstitution. La spécificité de la lecture réside dans le fait qu’elle donne accès à la mémoire d’une manière différente à d’autres modes d’accès à la connaissance de soi, des autres et de son rapport au le monde. En découvrant un livre, on se découvre également. Amy niang 3

Le contraste des personnages de Boubacar, avide de livres et des connaissances qui en découlent, et de Mariam Asta dont l’éducation orale limite les modes d’accès aux mêmes connaissances est assez saisissant. Il ne s’agit pas ici de poser le simple rapport du lettré par rapport à l’illettré, mais de noter l’importance de codages multiples mis en jeu: l’auditif et l’autographique mais aussi le visuel, la combinaison de plusieurs modes donnant accès à différents aspects de l’être et de la mémoire. Mariam Asta est obligée de multiplier les instruments d’accès autres qu’autographiques. La conscience de soi, elle s’en rend compte, passe forcément par les autres. L’accès à soi est possible selon le degré de disponibilité de l’individu par rapport aux autres. En l’occurrence, la réticence de Mariam Asta à laisser partir son fils dénote une autre réticence, à reconnaître la singularité de celui-ci, en tout cas au début, avant de reconnaître petit à petit le besoin de celui-ci de se chercher au-delà du cadre moral maternel. À travers cette concession certes douloureuse, Mariam Asta reconnaît le désir de son garçon d’élargir le monde par le départ, comme dirait Sony Labou Tansi, afin de s’approprier l’essentiel.

L’Ami dont l’Aventure n’est pas ambiguëest le genre de livre auquel on revient souvent, comme une invitation chez un vieil ami, pour prendre des nouvelles de nous-mêmes et de notre époque postcoloniale, un monde qui peut parfois paraitre désespérant parce que répétitif mais Amadou Elimane Kane montre, en la personne de Boubacar, qu’il est loin d’être irréversible.

Pour Amadou Elimane Kane, le choix de Samba Diallo de trahir son peuple n’est en fin de compte ni un hasard ni un dépit, c’est une cohérence qui renvoie l’individu à lui-même. Parce que l’individu est responsabilité.

En contraste, Boubacar, cette « ombre invisible, perdue sur la route, sans attache, sans nom » (p.131) avait su mettre à profit les courants divers qui l’ont traversé. Il garde toujours cette capacité de surplomb, un souffle égal qu’il tire de ses expériences diverses pour dire les évidences qui échappent dans un monde où le mimétisme souvent règne en maître. Boubacar est un esprit qui observe, qui écoute, qui s’autorise aussi de s’emporter envers les êtres qu’il aime. Le ton est parfois naïf. Pour autant, il ne verse jamais dans l’abattement. Il faut dire que l’horizon dans lequel l’auteur et son livre s’inscrivent est le Monde en tant que champ de lutte.

L’Ami dont l’Aventure n’est pas ambiguë est un récit large, au souffle long, un récit construit, qui échappe à l’auto-complaisance, à la nostalgie béate et au ton péremptoire quoiqu’on détecte forcément dans sa méthodologie, c’est à dire une pédagogie de l’humain médiatisée et tempérée par la poésie—un souci de convaincre. C’est un récit qui mélange le conte lyrique, l’autobiographique romancé et l’essai sociologique sur un ton jamais suffisant mais une langue exigeante qui cherche à dire la valeur juste. Peu importe finalement le genre, l’impossibilité de l’exercice taxonomique s’applique aussi bien à la forme qu’au fond. 

Ainsi le livre est un manifeste qui s’inscrit, logiquement, dans une trajectoire de militantisme intellectuel et pédagogique, particulièrement la tradition du « prophétisme » panafricain si profondément ancré dans le champ intellectuel transatlantique. Cette tradition est présente chez beaucoup d’écrivains africains tels que Tchicaya Utamsi, Ahmadou Kourouma, Birago Diop et bien d’autres. Amadou Elimane Kane s’inscrit dans cette tradition durablement, avec grande consistance. Il nous invite également à un dialogue intergénérationnel à travers des personnages qui n’interagissent pas forcément d’une manière prévisible. 

Amy NIANG, écrivain et chercheureen sciences politiques 

Lire et penser par Lilyan Kesteloot : Une si longue parole d'Amadou Elimane Kane

Voici l’histoire très édifiante d’une fille de pêcheur d’un village proche de Yenn, station semi-touristique au début de la Petite Côte, comme Toubab Dialaw plus fréquenté par les (hauts) fonctionnaires de Dakar. Sali Portudal et ses grands hôtels est nettement plus loin et envahie par les flots d’étrangers avides de soleil et d’eau chaude que chaque hiver déverse par pleins charters sur le Sénégal.

Mais la vie de Fatimata et sa famille se passe très loin de cette agitation. Dans le bourg habité uniquement par des pêcheurs, le père de Fatimata gagne difficilement son poisson quotidien, avec l’océan capricieux et les vents variables et la pêche de jour en jour moins abondante. Tout le monde sait les ravages sur nos fonds marins que produit la pêche à outrance des chalutiers chinois et européens au large de nos côtes. Les premières victimes sont ces petits pêcheurs traditionnels qui n’ont que leur pirogue, leurs filets et leurs mains.

Logeant à sept dans une pièce, la famille de Fatimata survit plus qu’elle ne vit, de la pêche du père et du travail de la mère. Celle-ci fait sécher au soleil les poissons qui restent quand la prise est bonne, et elle va les rendre au marché lorsqu’ils sont secs et incorruptibles. Cette lutte incessante de sa mère contre la corruption est assez symbolique de celle que devra mener la future avocate Fatimata car cette petite fille plus que pauvre, pourra tout de même fréquenter l’école gratuite, située à 4 kilomètres à pied. Puis le collège (à 3 km), enfin le lycée. Et vu ses excellents résultats et l’appui de ses professeurs à obtenir une bourse qui la propulse sur le campus de l’Université.

Un presque miracle ? Non. Seulement la chance d’être la cadette et donc d’avoir pu échapper au sort des filles ainées obligées d’office « d’aider à la maison ».

Voici donc Fatimata étudiante, toujours aussi studieuse, qui réussit son Droit et rejoint le cabinet d’avocat d’une collègue déjà installée. Entre temps l’amour l’a rencontrée sous les traits d’un brillant étudiant, déjà leader politique du Parti de son père, opposant notoire au gouvernement de l’époque. Mais, au fait à quelle époque sommes-nous ? C’est très clair. D’après la description de Fatimata (car c’est elle le narrateur de son histoire) ce sont les années Wade.
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Le jeune Bii Laamdo, ayant épousé Fatimata, le roman s’oriente désormais vers la politique et ne la quittera plus. On s’aperçoit que, en réalité Bii Laamdo n’est rien de moins que le « double » de Karim, fils de qui vous savez ! L’auteur nous plonge alors dans l’histoire vraie et la décrit sans complaisance. Depuis la joie d’avoir gagné les élections et de voir son beau-père accéder au pouvoir, jusqu’à la dérive de ce même personnage et de son entourage vers tous les excès, enrichissements et transgressions que la presse et le peuple dénoncent quotidiennement.

Fatima assiste, impuissante au changement de son mari qui abandonne ses convictions idéalistes pour une coupable « dolce vita ». Sous la pression du clan au pouvoir, il participe à d’énormes escroqueries ; et tout cela fera tomber le gouvernement. Voilà Bii Laamdo en prison, et son père exilé. Il demande à Fatimata son épouse d’être son avocat, et de le défendre au procès qui doit le juger. Elle refuse, malgré son amour, mais son culte de la justice et de la vérité l’emportera sur ses sentiments personnels. 

Conflit cornélien s’il en est ! sauf qu’il n’y a pas de morts.

Il faut lire ce roman exemplaire de bons principes, explicitement dédié à la « jeunesse ». C’est la « leerstücke » de Bertolt Brecht, le livre de la bonne conduite du citoyen et de la citoyenne.

Roman d’apprentissage-type, c’est à la fois son intérêt et son défaut car ces bonnes intentions de l’auteur, et leur application sans failles de son héroïne paraissent peu vraisemblables.

Quant au style, il se caractérise par une  écriture relativement uniforme, qui privilégie les métaphores  communes plutôt que la recherche d’images audacieuses, et dont la trame  est entrecoupée de « poèmes » à forte teneur moralisante ; tout cela donne un récit assez convenu. Mais néanmoins, récit didactique riche en enseignements ,avec des anecdotes familières aux Sénégalais écrites dans un français facile et fluide. On peut sans danger, proposer ce roman aux jeunes et aux femmes surtout, qui prennent conscience de leurs responsabilités politiques et morales.

                                                                 Lilyan KESTELOOT 

 

Guy Tirolien, un tam-tam de lumière

Cet article est publié dans le Journal Le Quotidien, rubrique culture du 29 mai 2017 

Si la poésie teinte mon espérance et m’offre mes plus beaux rivages, souffle à mon oreille ses histoires rythmées, c’est que je la considère comme l’ultime expression et tel un art majeur qui n’en finit jamais de me porter. Guy tirolien 938x535 544625

S’il est des poètes qui me font rêver depuis l’enfance, depuis la tristesse de mon exil et de mes douleurs d’homme, s’il est des poètes qui m’accompagnent partout où je suis, partout où je vais, me murmurant des paroles salvatrices, des paroles de lune, des paroles de mangrove, des prières incessantes pour m’aider à me relever, il en est un dont la poésie lumineuse, poignante et charnelle qui me transporte et me soulève vers la terre Caraïbe, c’est Guy Tirolien, le poète absolu de notre négritude rebelle.

Pour célébrer le centenaire de sa naissance, je suis allé sur ses terres guadeloupéennes où toute ma poésie a vibré à chaque flamboyant, à chaque arbre voyageur, à chaque paysage, à chaque lumière, le verbe de Guy Tirolien scintille à mes pieds, sous mes pas qui marchent le long de ses rivages. En relisant son fabuleux recueil Balles d’or, je reviens sur ses traces, sur ses empreintes silex qui inspirent mon verbe depuis la nuit des temps. Je marche le long des rivages, de tous les rivages et j’entends sa voix qui transperce la nuit comme un tam-tam de lumière.

 « Je préfère flâner le long des sucreries

Où sont les sacs repus

Que gonfle un sucre brun

Autant que ma peau brune »

La poésie de Guy Tirolien imprègne notre histoire, parfume les manguiers, les îles entières, rythme tropical cher à mon imaginaire, à ma calebasse, à notre calebasse remplie d’eau douce et d’inattendu, « dans la paix bleutée des aubes caraïbes ». Je parcours les rivages, tous les rivages et j’entends ce rythme de la terre africaine qui bat à notre cœur, dans nos pulsations ancestrales, déchirées en lambeaux par l’histoire, pour s’évanouir sur les côtes de l’esclavage, de l’exil sans retour. La cadence de la poésie de Guy Tirolien est la nôtre, le rythme à trois temps sonnant et percutant le temps.

« Car dans ta voix surtout

Ta voix qui se souvient

Vibre et pleure ce soir

L’âme du noir pays où dorment les anciens »

Ses tam-tams de lumière résonnent en mon verbe, puissamment porté par la parole de Guy Tirolien, indestructible, éternelle à tous les crépuscules de notre histoire. Depuis mon enfance sahélienne, j’entends son souffle qui aborde les terres africaines, comme une reconnaissance, comme une renaissance. 

« Depuis la nuit des temps, Afrique

Les fleuves de ton sang transportent les semences

Que le soleil des îles fit éclore un matin

Dans les lombes surpris de celle qui m’enfanta » Arts culture 20170202 couv balles dor

J’ai saisi ces mots dans le vent de mon regard tourné vers vous, arrachés à nous, sur cette autre terre vivace de notre sang, de notre race « vivace et beaucoup plus tenace que l’acacia coriace », pour soulever notre mémoire et dire ma colère silex. Ces mots résonnent en moi, « debout ! debout ! un jour nouveau s’annonce ! ».

J’ai encore au cœur la parole des enfants de l’île de Marie-Galante qui scandent Fama Moussa. Mon cœur tape dans ma poitrine et mon regard s’émerveille d’une joie si pure et pleure de tant de beautés ressuscitées. J’entends les mots vibrants de Guy Tirolien qui sonnent à mes oreilles, comme un seul homme, épousant mes croyances, mon « credo » d’homme rebelle pour nous unir dans le verbe fraternel.

"Oui j’exalterai l’homme

Tous les hommes

J’irai à eux

Le cœur plein de chansons

Les mains lourdes

D’amitié

Car ils sont faits à mon image »

Oui, ses mots et son verbe étincelant m’accompagnent où que j’aille, où que je poétise. S’il est une poésie absolue, une poésie immatérielle qui défie le temps, dense de beauté, frappée d’un rythme unique, d’un tam-tam Tirolien, c’est la poésie nègre de Guy Tirolien qui nous emporte, qui nous assaille comme le feu de brousse, pareille à un volcan de lave et d’éclat. Battez, battez le tam-tam Tirolien de lumière car la poésie est dans nos veines, dans mes veines, toutes les veines de mon être. Je suis là à ses côtés pour dire sa mémoire et son chant sacré qui traverse les océans où fleurissent nos alizés d’éternité.

Amadou Elimane Kane, écrivain poète, lauréat du Prix littéraire Fetkann ! Maryse Condé 2016, catégorie poésie pour le caractère pédagogique de l’action poétique de l’ensemble de l’œuvre et Fondateur de l’Institut Culturel Panafricain et de recherche de Yene

Balles d’or, Guy Tirolien, Poésie, éditions Présence Africaine, Paris, 1961

Affiche le temps des poetes

Parution de Potré-potré A, portraits créoles par Alain Rutil

Couv alain rutilPÒTRÉ-PÒTRÉ A...

Portraits créoles, Alain Rutil
ANTHROPOLOGIE, ETHNOLOGIE, CIVILISATIONTÉMOIGNAGE, AUTOBIOGRAPHIE, RÉCIT MONDE CARAÏBES Guadeloupe, éditions L'Harmattan, avril 2017

Cet ouvrage est un recueil de 42 portraits de gens ordinaires, chargés de certains attributs de la société guadeloupéenne. Il permettra de se regarder dans le miroir non déformant de la complexité des relations, dans la riche mosaïque de la langue et de la culture du Pays Guadeloupe. Le lecteur y trouvera son compte de réalités épiques, d'une langue généreuse, expression d'une culture faite d'aliénations, d'assimilations, mais aussi de résistances créatrices. Tous ces portraits qui nous sont offerts expriment autant le plaisir que la douleur des relations humaines. (Ouvrage en créole)

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Sonny Rupaire ou la créolité poétique

Il existe des rencontres poétiques qui n’exigent aucun préambule, qui se révèle comme une évidence éclatante. Comme il n’est pas d’âge pour faire une véritable découverte littéraire emblématique. Dans la force de l’âge et ayant arpenté de nombreuses terres et de nombreux rivages, me voici revenu en terre guadeloupéenne avec un nouveau chant poétique, celui de Sonny Rupaire, le poète absolu de la révolte, de la fragilité et de l’engagement. Initié par Ronald Selbonne et par son livre puissant Sonny Rupaire : Fils inquiet d’une igname brisé, publié aux éditions Jasor, j’entre en connivence avec le poète de la créolité dont la poésie parvient en écho à mon verbe et à mes propres interrogations sur l’art et sur la nécessité de la littérature à être engagée. Rupaire10

Né en 1940 en Guadeloupe, Sonny Rupaire est un homme-poète insoumis, épris de liberté et de justice, engagé dans des combats universels en Algérie, à Cuba et en Guadeloupe, pour la reconnaissance culturelle des peuples spoliés, martyrisés, ensevelis par la domination mensongère. Comment ne pas entendre cette parole profonde inscrite sur les terres caribéennes ? Et comment ne pas voir que sa poésie et son  serment à défendre l’opprimé, forment un être infini et libre, une entité profonde qui questionne le monde ?Comme le souligne Ronald Selbonne dans son introduction, « sa poésie, c’est sa vie. Sa vie, c’est sa poésie », et comme le définit lui-même Sonny Rupaire « La poésie n’est pas une spéculation idéaliste ».

Et je partage amplement cette idée que la métaphore poétique ne sert qu’à transmettre un message, à dénoncer, à dire là où l’horreur est bassesse et haine, pour bousculer sans cesse les déterminismes, pour foudroyer les injustices et pour partager les beautés de la terre et des êtres afin de rétablir la vérité abyssale des douleurs de l’histoire. La poésie de Sonny Rupaire est de la veine littéraire des plus grands, puissante, libre, provoquant des ruptures permanentes, tout en contenant des allégories splendides où la nature, omniprésente, est le témoin de la cruauté qui existe entre le crime et l’essence première de la terre. La force vient aussi d’un esthétisme langagier singulier, allié à la langue créole, aux sonorités musicales qui puisent leur source au sein de l’histoire culturelle hybride des Caraïbes. Le souffle qui se déploie, qui se dit, contient l’oralité ancestrale de l’Afrique et de ses réminiscences enfouies mais jamais abandonnées. Car celle-ci a la capacité de résonner malgré le temps, malgré l’espace, malgré les mystifications. La poésie de Sonny Rupaire est l’oralité incarnée par les sons, le rythme et les images sublimes qui la composent. 

Toutes les symboliques ensemencées de la terre sont explorées pour mieux transcender l’imaginaire et personnifier l’histoire culturelle à travers une géographie photographiée de l’intérieur, sondant les racines pour faire éclore la renaissance. La flamboyance des arbres et de leurs couleurs plurielles, filao, gommier, palmier, cocotier, poirier, arbre à pain ou encore la sève pulpeuse de la canne à sucre et du cactus faite de sang-mêlé. C’est aussi parce que la poésie de Sonny Rupaire se charge en profondeur, en cherchant les traces profondes d’une identité malmenée, méprisée, bafouée, annihilée. Alors il déterre l’humus pour mieux cultiver les origines et la sève poétique purifiée du sang versé par l’esclavage, la colonisation, l’exclusion des DOM-TOM de la nation française, amie et ennemie, faisant figure toujours de celle par qui la mort arrive. Cette poésie est également celle d’une rébellion infatigable qui ne prend sa source qu’à travers une liberté recouvrée et perpétuellement à reconquérir. Ronald selbonne

Comme le dit Sonny Rupaire, la poésie est le témoin d’une histoire sociale, d’une époque, des interactions humaines, qu’elles soient apaisées ou discordantes. Ce n’est pas étonnant que sa poésie, si féconde mais toutefois rare par son unique recueil intitulé Cette igname brisée qu’est ma terre natale, soit étudiée au collège, au lycée et à l’université car elle propose une ouverture didactique transversale des lettres, de l’histoire, de la géographie et de l’éducation civique et citoyenne. Quel talent multiple foisonnant en une seule œuvre poétique !

L’ouvrage colossal de Ronald Selbonne est un pavé littéraire impressionnant, véritable document source de la vie, de l’œuvre et des luttes de Sonny Rupaire et c’est un livre littéraire, poétique et pédagogique majeur dans le paysage littéraire antillais. Les contributions de Maryse Condé, de Patrick Chamoiseau, de Christiane Taubira, de Max Rippon, d’Henri Melon et de tant d’autres analystes littéraires, écrivains mais aussi artistes, ajoutent des témoignages puissants à la poésie primordiale, talentueuse et solide de Sonny Rupaire. En écho à notre aîné martiniquais Aimé Césaire, Sonny Rupaire inscrit sa singularité dans les lettres de son époque, une poésie toute en révolte, attachée à son parcours, à sa réflexion, à sa sensibilité. Il rejoint ainsi le panthéon poétique créole majeur du XXe siècle.Et je pense à son magnifique poème Les Dameurs[1] qui me bouleverse. Et pour célébrer notre symbiose, je poétise pour lui, pour son œuvre, pour son idéal, pour sa mémoire.

Battez battez le tam-tam de lumière

Pour éveiller la liberté qui sommeille

Dans les terres de votre Fouta natal

De votre Congo natal

De votre Soudan natal

Dans les terres de votre Nubie natale

Comment voulez-vous

Que je me soumette

Amadou Elimane Kane, écrivain poète, lauréat du Prix littéraire Fetkann ! Maryse Condé 2016, catégorie poésie pour le caractère pédagogique de l’action poétique de l’ensemble de l’œuvre et Fondateur de l’Institut Culturel Panafricain et de recherche de Yene

Sonny Rupaire : Fils inquiet d’une igname brisée (Guadeloupe – Algérie – Cuba – Gwadloup), sous la direction de Ronald Selbonne, anthologie documentaire, éditions Jasor, Guadeloupe, 2013


[1] Frappez, nègres, frappez, au rythme de vos cœurs, sur les lourds pavés gris, au rythme de la haine, frappez toujours, cachez la peine, cachez la peur à vos géreurs.
Gardez le front baissé pauvres têtes crépues, creusez le long chemin sous l’aride soleil, pas de repos, pas de sommeil, souffrez dans vos poitrines nues.

Les Dameurs, Sonny Rupaire, 1957

Paul Mounsamy, des idées et des mots pour la transmission des belles trajectoires indiennes

Il existe plusieurs manières de raconter l’histoire. Cela peut être un récit inspiré de la réalité qui s’inscrit dans la fiction, cela peut être de la poésie, ou encore un roman ou un essai historique. Paul Mounsamy a choisi de célébrer la mémoire d’évènements historiques en publiant des discours qu’il a prononcés à différentes périodes de sa carrière dans le cadre de ses responsabilités éducatives, associatives et citoyennes. Paul mounsamy 001

Entremêlant la grande histoire à une forme de commémoration plus intime, Paul Mounsamy a construit un carnet documentaire passionnant, dédié à l’histoire de la Guadeloupe et plus largement au récit de l’esclavage et de ses abolitions, à l’immigration indienne et à la culture plurielle réunissant l’Inde et les Antilles. Et c’est là où ce travail nous interpelle et mérite une attention toute particulière. Des idées et des mots, recueil mémoriel du discours et de la parole, propose une vision peu commune de ce que constitue notre tissu personnel qui vient se confronter à l’histoire. C’est une sorte de prisme universel qui parle à tous et qui inscrit l’interaction des hommes avec l’histoire pour la postérité. Ce qui est particulièrement remarquable aussi, c’est qu’il nous parle notamment d’une histoire méconnue, celle de l’arrivée des Indiens sur l’île guadeloupéenne.

Un proverbe africain dit ceci : Le soleil n’ignore pas un village parce qu’il est petit. L’ouvrage de Paul Mounsamy contient cette générosité de l’écoute, de la parole et de la trace mémorielle, comme un patrimoine identitaire et culturel qu’il est indispensable de partager. Cette vision plurielle est le propre de la pensée zoulou, Je suis grâce à ce que nous sommes, et l’ouvrage de Paul Mounsamy résonne de cette idée. Par ses fonctions de pédagogue émérite, Paul Mounsamy a compris aussi que la transmission de ce patrimoine est capitale pour former les générations futures, avec en toile de fond la connaissance de soi pour s’assurer un avenir. Cette articulation entre passé, présent et avenir fait œuvre et souligne le regard poétique et humaniste de l’auteur.

« Tout peuple a besoin de son passé, de sa mémoire, de ses traditions. Tout peuple a besoin de magnifier ses héros, de créer ses mythes, pour se constituer, pour exister et avoir une conscience claire de son identité […] »

À travers ce recueil de discours et de commémoration, Paul Mounsamy nous dit qu’une société est toujours multidimensionnelle et qu’elle se construit sur la base des va-et-vient culturels inhérents aux trajectoires humaines. Sur aucune terre de la terre, il n’existe une communauté endogène sans partage culturel, cela relève d’une construction idéologique qui enferme les êtres. La réalité est que chacun se bâtit dans le regard de l’autre, avec plus ou moins de compréhension, créant parfois des frictions dramatiques ou violentes. Mais ce qui demeure important est que les hommes sachent reconnaître les autres comme entité vivante et vibrante relevant de l’histoire de l’humanité.

À l’écoute de l’histoire multiple de la Guadeloupe qui réunit les racines africaines et l’impérialisme français donnant lieu à la créolité, se trouve aussi l’empreinte indienne, cette culture millénaire et nullement secondaire qui a parachevé l’histoire antillaise. La pensée Ubuntu, je suis parce que tu es, trouve ici tout son sens littéral et le travail mémorable de Paul Mounsamy est une découverte formidable dans nos cheminements culturels, historiques et humains. À travers le récit de ses discours et de sa pensée, Paul Mousamy nous fait également partager son propre parcours qui fait écho à nos exils, à vouloir apprendre, à vouloir s’approprier l’identité plurielle qui le caractérise, appréhender cette triple culture, indienne, créole et française et à fouler la terre qui s’étend à ses pieds.

« Les nomades forcés ont besoin, plus que d’autres, d’acquérir la terre pour se fixer par sécurité et pour la tranquillité ».

Ainsi le recueil de Paul Mounsamy est une belle trace culturelle faite de modestie, de générosité et pourtant il est foisonnant de références historiques, de pensée et de progrès. C’est un homme qui fait acte de transmission pour éclairer nos visions et nos horizons.

À le lire, je suis sur le rivage de l’espérance, traversant une géographie plurielle, multiple qui m’apaise et ses mots, je les porte en bandoulière marquant la signature de notre unité humaine et fraternelle.

Amadou Elimane Kane, écrivain poète, lauréat du Prix littéraire Fetkann ! Maryse Condé 2016, catégorie poésie pour le caractère pédagogique de l’action poétique de l’ensemble de l’œuvre et Fondateur de l’Institut Culturel Panafricain et de recherche de Yene

Des idées et des mots, Paul Mounsamy, recueil, éditions Nestor, Guadeloupe, 2016

Ndèye Fatou Kane : Le malheur de vivre dense d’esthétisme

Ndeyefatoukane

La littérature romanesque peut parfois rendre le réel implacable à travers le prisme de l’écrit. La fiction, toujours en proie à provoquer le bouleversement, se révèle parfois aussi cruelle que la réalité sociale. Le roman de Ndèye Fatou Kane, Le Malheur de vivre, est de cette veine, fictionnel mais très ancré dans le réalisme d’une aventure imaginaire qui tourne mal.

Le postulat est simple et efficace. Une jeune fille, Sakina, belle et promise à un bel avenir, vit à Paris entre ses études et ses parents qui tiennent un commerce. Chaque été, tous les trois se rendent au Sénégal pour retrouver leur famille et leurs racines, distantes par le temps de l’exil. Lors de cette période de « retour au pays natal », Sakina s’éprend d’Ousmane, un jeune homme sans repères et dont les intentions se révèleront dévastatrices pour Sakina et sa famille.

Le récit est mené efficacement par un style précis et beau qui nous raconte la société Hal pulaar du Sénégal. La bonne idée du roman est que l’intrigue se situe dans les années 1980, avec le décor d’une vérité sociale et culturelle toute en apparence, mais dont les préoccupations existentielles s’avèrent intemporelles et universelles. Par cette histoire, l’auteur nous raconte l’initiation d’une jeune fille aux épreuves de l’amour, une initiation qui tourne mal et qui installe un drame familial irrémédiable. Ndèye Fatou Kane sait dessiner cette époque avec des personnages incarnés et bien campés, figures auxquelles le lecteur s’attache, tout en pressentant le ressort dramatique qui se noue. 

La volonté imaginative de l’auteur se situe à cette intersection, tous les codes du romanesque sont bien maîtrisés avant de les réduire à néant par une intrigue qui déjoue l’inattendu. Par son écriture classique et précise, Ndèye Fatou Kane parsème son récit de référents culturels Hal pulaar, en faisant tinter la langue originelle qui apporte une musicalité attachante. Par un subterfuge qui relève de la fable, elle travestit une réalité sociale et culturelle qui donne à réfléchir et qui pose au centre la question des valeurs humaines.

Ainsi la destruction mentale aurait le dernier mot sur la sincérité, l’amour et le juste. C’est en cela que le roman de Ndèye Fatou Kane marque la littérature africaine, par son caractère dénonciateur qui met en lumière les dérives d’une société en proie à l’accaparement et à l’absence de perspectives et de vision.

En cela, le roman de Ndèye Fatou Kane est une véritable découverte et qu’il faut ouvrir comme la narration d’un réalisme social dévastateur. L’épilogue du récit laisse à penser que Sakina devra se relever de ses erreurs. Il ne reste plus qu’à Ndèye Fatou Kane d’en écrire la suite…

Amadou Elimane Kane, écrivain poète, lauréat du Prix littéraire Fetkann ! Maryse Condé 2016, catégorie poésie pour le caractère pédagogique de l’action poétique de l’ensemble de l’œuvre et Fondateur de l’Institut Culturel Panafricain et de recherche de Yene

Le malheur de vivre, Ndèye Fatou Kane, roman, éditions L’Harmattan, Paris, 2014

Une émotion dense et poétique du monde : Léna Araguas et Julien Creuzet

Si je devais définir l’art, je dirai qu’il est sans frontière et qu’il transforme nos certitudes en un autre champ, celui de l’imaginaire et celui d’un réel augmenté. Si je devais définir la poésie, je dirai qu’elle traverse nos vies, qu’elle est la beauté du monde, qu’elle est l’espérance, qu’elle peut être un cri, qu’elle guide notre pensée et notre regard.

Ces visions poétiques du monde s’incarnent puissamment dans l’ouvrage réalisé par Léna Araguas et Julien Creuzet, J’ai quitté Paris. Un ouvrage donc, façonné par une évocation moderne et protéiforme, une réalisation talentueuse, une œuvre en marche pour deux interprètes qui entrecroisent leur art dans un mouvement stylistique inattendu, au souffle poétique incandescent.

Le voyage que les deux artistes entreprennent est à la fois ici et ailleurs, à la fois contemporain et historique, à la fois sur les terres urbaines et sur les terres sauvages, comme un déplacement intemporel mais avec une oscillation en proie aux bouleversements. Le périple est ici un tourbillon d’images qui rend la réalité consciente tourné vers un regard humain profond, au carrefour de plusieurs ensembles, aux confins d’une terre majestueuse imprévisible mais immuable et aux territoires citadins prisonniers du carcan du trop plein et de  l’éphémère.

Trois poésies s’entremêlent, celle de Jean-Philippe Rameau, telle une ponctuation au fil du livre, qui interpelle les rêveurs « aux semelles de vent » les invitant « à larguer les amarres », et le texte en « cut-up » de Léna Araguas qui pose un doux décor géographique lointain, des tableaux aux couleurs pures, irisées, à la nature flamboyante, dévastatrice, mystérieuse, une géographie poétique savante. Puis il y la voix de Julien Creuzet, une tonalité poétique urbaine où entre en scène le regard en fusion de l’artiste, ce monde bigarré, ce territoire multiple, source de vie, de capharnaüms, d’histoires plurielles qui modèlent le paysage à coup de tragédies personnelles et collectives, des instantanés langagiers imaginatifs du quotidien parisien et de ses méandres ferroviaires, devenus sous la plume du poète un monde plus vivant, rythmé à une harmonie délicate qui invente une langue chargée de moult références et qui crée une conception nouvelle de la poésie contemporaine.

La mise en page originale de l’ouvrage participe au message poétique et incarne une allégorie du voyage, ce qui se voit telle une révélation brutale, mais où tout se cache, ce qui se voit moins mais qui se hume à chaque pas, le paysage ancestral et mouvant, une vision de la terre rêvée, apaisée. 

L’ouvrage amplement poétique de Léna Araguas et de Julien Creuzet fait aussi acte de mémoire, de flambeau remarquable, une chronique historique qui se cache dans les visages pluriels de la mondialisation effrénée, dans la solitude de l’anonymat, dans le magma de la vitesse, du temps accéléré et de l’hyper-connexion, ici le poète s’arrête et observe. Les pas de Julien Creuzet, orchestrés par le design délicat de Léna Araguas, sont des temps suspendus où déferlent les humains, au départ machines broyées par la multitude puis redevenus hommes, femmes, empreintes terrestres de notre regard, de notre passage spatio-temporel si bref et de notre mémoire intermittente.

Voilà en quoi cet horizon artistique marque le sceau des traces vivaces du monde moderne.  À travers les visages meurtris, le paysage occidental se tord à cause de l’histoire du dépeuplement de l’Afrique, de la longue route, si infinie, de l’esclavage, Julien Creuzet semble être une nouvelle résonnance poétique pour les « damnés de la terre ».

C’est donc un voyage immensément poétique qui nous emporte, qui touche par sa beauté brûlante mais lumineuse, cruellement belle et qui restaure le mémoriel d’un paysage pluriel trop souvent ignoré qui est partout à chacun de nos pas urbains, peuplés, déshumanisés et désabusés.

C’est donc un ouvrage d’une grande puissance artistique, un objet plein qui s’ouvre sur des merveilles poétiques à foison.

Il y a plusieurs lectures possibles et c’est la magie de ces artistes, ne pas se laisser enfermer par l’académisme des arts mais plutôt de questionner de manière inédite, et de proposer une œuvre anticonformiste qui bouscule les frontières, les attendus.

Le talent visionnaire qui les réunit se trouve dans ces pages éblouissantes qu’il faut rouvrir incessamment pour voir jaillir cette émotion dense et poétique du monde et de la vie transcendée par la beauté esthétique d’un cheminement artistique en devenir.

Amadou Elimane Kane, écrivain poète, lauréat du Prix littéraire Fetkann ! Maryse Condé 2016, catégorie poésie pour le caractère pédagogique de l’action poétique de l’ensemble de l’œuvre et Fondateur de l’Institut Culturel Panafricain et de recherche de Yene

J’ai quitté Paris Julien CREUZET et Léna ARAGUAS, Poésie, éditions Rotulux Press, Paris, 2016, pour commander le livre : BATTCOOP

Jaiquitteparis

La culture créole à travers le prisme de la féminité

Questionner la langue, les expressions, les idées populaires, les clichés pour faire émerger les caractéristiques d’une société, voilà une proposition séduisante qui éclaire nos interrogations et nos raisonnements.  

En questionnant la langue créole et ses idiomes, Marie-Rose Lafleur nous invite à explorer l’image des femmes qui est véhiculée dans la société antillaise. Pour cela, elle s’appuie sur la langue et la culture populaire créoles, à travers notamment une expression majoritairement issue de l’oralité. Que ce soient à travers les contes, les proverbes, les légendes, les chansons et les croyances, la représentation de la femme créole, avec la complexité culturelle et historique qui s’y rattache, est encore ancrée dans un héritage éducatif qui relève de deux principes. Celui de l’imagerie ancestrale universelle arguant que la femme serait la cause de tous les maux humains et qu’elle serait soumise à son passé historique, tiraillée par les souffrances d’une empreinte masculine aliénée par la suprématie blanche de l’esclavage et de la colonisation.

Mais l’héritage culturel de la féminité créole est encore bien plus complexe, nous assure Marie-Rose Lafleur, et c’est ce qu’elle nous donne à comprendre à travers son livre.

Pour cela, elle remonte le temps en décomposant l’imaginaire masculin, à partir de la langue, de ses expressions et de ses verbes, pour expliquer, de manière binaire, que la femme antillaise serait considérée unilatéralement, vouée à la maternité et au foyer familial ou à une vie dissolue, une destinée de « mœurs légères », ce qui bien entendu serait dangereusement réducteur.

Au cours des différents chapitres, l’auteur considère la langue verbale créole qui désigne les femmes au moyen de métaphores, à caractère sexuel notamment, ou liées aux variations de la couleur de la peau et des métissages. Avec une constante entêtée, celle d’une connotation féminine maléfique qui demeure menaçante pour l’homme. C’est ainsi que l’homme, pour se prémunir, doit dominer la femme qui est comparée à une châtaigne, « qui tombée à terre fait face à toutes les situations ».

S’agissant des proverbes, les femmes sont assujetties au rôle de mère ou de « marâtre » dominante qui exige de l’homme la sécurité économique.

Pour les devinettes, les femmes sont réduites à un univers féminin strict, celui de la grossesse, de la cuisine, du ménage, de l’éducation des enfants et du bavardage.

Dans la société antillaise, si l’on s’appuie sur les croyances autour des femmes, celles-ci sont encore fortement montrée du doigt comme étant des êtres relevant du « chaud et de l’impur » et qu’elles auraient des pouvoirs sorciers pour asseoir leur emprise sur les hommes.

Marie rose lafleur

Dans le folklore traditionnel et les chansons, les femmes sont très fréquemment représentées et dévolues le plus souvent à une soumission sexuelle par l’imaginaire masculin ou à un caractère « cupide, frivole et calculateur ».

Dans la société antillaise, règne encore une opposition très marquée entre le mythe d’Ève, responsable du pêché et des malheurs de la terre et celui de la vierge Marie, initiée et assignée à réparer la genèse.

Ainsi la culture populaire créole, à travers ses croyances et ses mythes, continue d’assimiler la gente féminine à la domination des hommes car celle-ci est porteuse de malveillance, de déviances sexuelles, mais est faite, par un don nuisible, aussi de courage, de persévérance qui la rendent suspecte et en font encore des « créatures du diable ».

Les métiers apparentés à la femme ne sont guère valorisants non plus. De la lavandière à la prostituée, l’imagerie perdure, tandis que la position maternelle est encore vénérée. Tout comme le statut de la femme se définit dans sa situation matrimoniale. Mariée elle acquiert une identité, tout en demeurant intéressée par la réussite financière et sociale de l’époux.

Tout comme la société des hommes antillais persisterait à contrôler ce pouvoir féminin majeur qui est celui de l’enfantement, capacité inatteignable pour le masculin.

Il est intéressant d’observer que la société antillaise, en ce début de XXIe siècle, continue de perpétuer son patrimoine culturel, un héritage dévié des souffrances liées à la déportation et à l’esclavage. Cette imprégnation peut faire sourire mais le travail de Marie-Rose Lafleur est très sérieux et ausculte minutieusement l’idéologie dominante du monde masculin antillais.

Un autre fait souligné par l’auteur et qui est pertinent est celui de l’oubli des valeurs ancestrales africaines, lié à l’esclavage, à l’espace temps, lié à l’éloignement des territoires. La société traditionnelle africaine, de lignée matrilinéaire, place la femme au centre de la communauté sociale et familiale. Celle-ci est respectée, honorée et tient un rôle prépondérant au sein de la famille et du collectif social. Dans les sociétés africaines à tradition polygame, la femme, même si elle a des concubines, elle n’est jamais rejetée, perpétrant ainsi l’équilibre social, familial, affectif et économique du groupe. La souffrance liée à l’esclavage et l’aliénation de l’histoire caribéenne sont des variables explicatives à ce déséquilibre social et familial, un espace où la femme demeure centrale mais accusée d’une domination ensorcelante et d’inimitié persistante. C’est peut-être que celle-ci est tiraillée entre son appartenance aux origines africaines, au souvenir culturel qui s’efface et à l’identité européenne dominée par le système patriarcal.

L’ouvrage de Marie-Rose Lafleur est brillant et passionnant par ce qu’il ouvre comme perspectives sur la représentation féminine dans la culture créole. Comme il prouve que la femme sait être au cœur de la pensée et des enjeux sociaux de la société antillaise moderne.

Amadou Elimane Kane, écrivain poète, lauréat du Prix littéraire Fetkann ! Maryse Condé 2016, catégorie poésie pour le caractère pédagogique de l’action poétique de l’ensemble de l’œuvre et Fondateur de l’Institut Culturel Panafricain et de recherche de Yene

Lang a fann ou ce que le créole dit des femmes, Marie-Rose Lafleur, essai, éditions Ibis rouge éditions, Guyane, 2016

Marie rose lafleur livre            

Tanella Boni ou la poésie absolue

Il est des poésies majeures qui, contre les tragédies crépusculaires de nos horizons, foudroient les murs de l’ignorance, les murs de haine et de petitesse. Cette poésie-là redonne la lumière douce et apaisante aux humanités foudroyées par l’indifférence et l’oubli.

C’est tout ce que contient la poésie de Tanella Boni, dans son dernier recueil magnifique, Là où il fait si clair en moi, absolument poignant et fait avec une langue éthérée qui confine à l’absolu poétique. On connait le talent aux mille plumes de Tanella Boni mais on est toujours saisi par la justesse de son art qui lui donne cette noblesse poétique.

Ses textes, écrits sur un rythme très stylisé et très épuré, sonnent avec une grande profondeur, ponctués d’une lente retenue qui nous imprègne de toutes les images de ces va-et-vient poétiques. 

Car il est bien question encore une fois d’exil, ce « mot détestable qui prend aux tripes », de douleurs, d’incompréhension face aux éternelles injustices. Il s’agit d’exclusion donc, celui de la poétesse d’abord, et ce moment du retour « au pays natal » et où le deuxième exil se bâtit tel un nouveau mur à franchir.

« Je traverse un pays sensible

À la couleur de la peau

J’ai l’impression de vivre au XIXe siècle

L’humanité en détresse

N’attend pas la clarté des mots

Pour nommer l’innommable »

Mais il est question aussi de tous les exils, ceux d’hier, d’aujourd’hui et de demain qui frappent les êtres qui fuient la guerre, la misère, le danger et qui ne cherchent qu’à survivre au milieu des décombres, du gâchis organisé par les mains avides de ceux qui prônent la violence, la barbarie, l’argent, la religion extrême, le pouvoir, le sang.

Oui, Tanella Boni contient, dans son art poétique, toute sa révolte et son refus d’accepter l’inacceptable.

« Ils ont quitté leurs pays

Le cœur en bandoulière

Et leurs peaux en lambeaux

Gardent encore

Un silence indéchiffrable

Collé aux fenêtres

Des grandes illusions

Que les bien-pensants

Acclament à bras ouverts »

Par cette poésie ultime, nous sommes liés, par ces mots qui engagent une humanité à retrouver, nous sommes unis. Nos armes à nous les mots, comme elle l’écrit si justement.

« Seuls les mots te proposent

La longue marche

Vers la dernière oasis

Où étancher ta soif […]

Les mots sont mes armes préférées

Mots qui font la fête

Sur la parcelle où je veille

Au large de ma tête sentinelle »

Car Tanella Boni somme les êtres, tous les êtres à voir, à regarder, à écouter ce qui se passe dans les meurtrissures des prisons, des barbelés, des camps retranchés, cette liberté lacérée chaque jour par l’ignorance, la lâcheté, le racisme qui tue et achève l’espérance.

« Le ver est dans le fruit                                          Tanella boni

Depuis toujours

La vérité de l’humanité est ailleurs

Ici même

Inscrite sur la peau de couleur

Comme si la vie ne possédait

Qu’une seule couleur

Dans un monde si divers »

La poésie est donc ici l’ultime espoir quand tout a été tenté. Et le monde doit reformer cette ronde arc-en-ciel qui vogue au-delà des frontières, au-delà des discours préfabriqués, vides de sens et d’humanité.

« Le mot m’a donné la clé du monde

J’ai appris à grimper jusqu’au ciel

Sans dessiner ses rives sur lesquelles

J’imagine des moutons se noyer

Dans la mer »

Nous sommes tous pris dans ce moment où le monde a déployé une cadence infernale, incontrôlable, qui cherche à anéantir les beautés plurielles pour diviser l’humanité dans un chaos de douleurs, issu d’un autre temps qu’il faut désormais combattre jusqu’au dernier bout de souffle. Car la poétesse Tanella Boni nous le redit dans tout son verbe lumineux, incandescent, une parole qui transperce nos consciences parfois paresseuses, parfois aveugles.

La poésie de Tanella Boni sert à recouvrer la vue, à redire les mots qui comptent, des paroles qui vont puiser à la source originelle, qui font appel à la mémoire, à l’épaisseur de la chair, à l’histoire culturelle ancestrale faite de paix et que l’on ne peut pas détruire à coup de bombes, à coup de haine, à coup de balles, cette histoire de l’humanité qui est le lien de notre renaissance, de notre survie, la beauté, la paix et la parole ainsi réconciliées.

« À chaque mot échappé

Au seuil du silence

Gardé en toute dignité et majesté

Les femmes se souviennent de l’air libre

De Tombouctou leur ville-mémoire »

Et en fermant les pages de ce magnifique recueil aux lumières crépusculaires, je pense à l’aube naissante, et à la mélopée  de Tanella Boni qui revient…

« Nous sommes Bassam et bien plus

Nous sommes Bassam et bien plus

Nous sommes Bassam et bien plus… »

Amadou Elimane Kane, écrivain poète, lauréat du Prix littéraire Fetkann ! Maryse Condé 2016, catégorie poésie pour le caractère pédagogique de l’action poétique de l’ensemble de l’œuvre et Fondateur de l’Institut Culturel Panafricain et de recherche de Yene

Là où il fait si clair en moi, Tanella Boni, poèmes, éditions Bruno Doucey, Paris, 2017

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