Ndongo Samba Sylla est un économiste du développement. Chercheur au Bureau Afrique de l’Ouest de la Fondation Rosa Luxemburg à Dakar, il est l’auteur de l’ouvrage Le Scandale commerce équitable. Le marketing de la pauvreté au service des riches, publié chez L’Harmattan en 2012.
La notion de démocratie dans nos sociétés contemporaines semble être une idéologie acceptée par tous comme étant la conduite idéale des Etats avancés dans les systèmes politiques progressistes. Pourtant, dans l’histoire, l’idée de démocratie n’a pas toujours été aussi transparente comme elle semble admise aujourd’hui. C’est la réflexion que nous propose Nongo Samba Sylla dans son ouvrage fort intéressant La démocratie contre la République. Écrit dans une langue précise et accessible, ce récit de la démocratie dans ses dimensions historiques, politiques, institutionnelles, culturelles et philosophiques replace au centre un débat majeur que contient le progrès du XXIème siècle. Au fil des époques, il semble que la démocratie ait connu des dérives d’abord sémantiques puis et surtout des détournements idéologiques. Personne ou presque ne peut remettre en cause la défense de la démocratie, sans paraître suspect aux yeux de ses sujets les plus acharnés. La démocratie est devenue pour notre époque contemporaine une sorte de loi universelle au nom de laquelle on accepte certains consensus totalitaires de la pensée. La valeur « démocratie » appartient à la modernité et au discours intimidant dans lequel chacun est englué, au risque de ne plus questionner la réalité de nos pseudos démocraties. En effet, quel est donc cet idéal politique et humain sacro-saint qui traverse la majorité des sociétés et que l’on nomme la démocratie ? Comment a réellement pris naissance l’exercice de la démocratie ? Quelles sont les origines naturelles de la démocratie et ses significations ? Par qui la démocratie a évolué durablement et sous quelle bannière ? Autant de questionnements qu’il apparaît pertinent de mettre en lumière pour sa faire une idée objective de nos sociétés éprises de démocratie.
Si l’on en croit les histoires de la langue, le mot « démocratie » est formé par les termes grecs « demos », signifiant « peuple » et « kratos » désignant le « pouvoir ». Ainsi, on pourrait définir l’origine de la démocratie comme étant « le pouvoir du peuple ». Mais il apparaît que son premier sens était plutôt situé dans l’idée de « la puissance du peuple », comme un mouvement violent dominant qui s’impose par la force et la prise du pouvoir. Ainsi sa définition initiale possédait une connotation plutôt négative, sans lien avec cette idée universelle et harmonieuse de la liberté des peuples à conduire la politique d’un Etat. Il en va de même pour le mot « peuple » qui d’une certaine façon pose problème. De quel peuple s’agit-il ? Dans nos consciences, le mot « peuple » renvoie à une domination par le nombre. Le peuple serait la grande majorité des citoyens d’une nation. Or, il n’en est rien. En politique, le mot « peuple » indique plus souvent les « représentants du peuple », soit l’expression d’une minorité composée des élites, des politiques, des juristes, des individus influents dans une société. Tout comme pour l’élection présidentielle, ce vote, qualifié de démocratique et appartenant à la souveraineté du peuple, n’est que le reflet d’un groupe d’individus citoyens qui choisit celui qu’il désigne comme étant le plus légitime. Et c’est celui qui réunit le plus de voix qui est élu. Un candidat n’est jamais élu par l’ensemble du peuple mais seulement par une partie. Il l’emporte simplement par une majorité mobilisée, sans qu’il soit tenu compte des abstentionnistes par exemple. Ainsi celui qui est élu existe par la majorité des votants mais pas par l’idée sous-jacente du peuple tout entier d’une nation. Cette entité considérée « une et indivisible » est en réalité une construction mentale car le peuple, par définition, est hétérogène, divisé en groupes sociaux et en communautés dissemblables. Ainsi parvenir à faire croire à l’existence d’un peuple national souverain relève tout simplement de l’utopie, voire de la démagogie. C’est ni plus ni moins qu’un glissement sémantique et idéologique largement exploité par les représentants politiques contemporains qui peuvent ainsi se revendiquer d’être du côté de la justice universelle puisque égalitaire et de protéger un espace défini comme un jardin d’Eden du bien, celui de la démocratie.
À force d’utiliser le terme « démocratie » en toutes circonstances et de le détourner de son contexte provoque des évidences fausses qu’il apparaît utile de démystifier. Ainsi le « logos » dominant est que la démocratie comporterait un aspect universel depuis l’Antiquité, que l’Occident serait le berceau de cette démocratie et que celle-ci s’apparente au meilleur système de gouvernance pour le développement et l’harmonie humaine. Dans notre réflexion, ce qui nous intéresse, c’est de voir comment la démocratie s’est métamorphosée en concept idéologique et démagogique. Dans les sociétés modernes, la souveraineté des peuples n’existe pas. La démocratie supposée a été justement inventée pour contenir les masses soupçonnées de vouloir se soulever pour s’opposer au pouvoir. Ainsi si la démocratie est déclarée, il n’y a pas lieu de se révolter. Car comme il a été dit précédemment, à l’origine, la notion de démocratie comportait une inquiétude, une démonstration violente conduite par peuple. À Athènes, dans l’antiquité, les citoyens de la démocratie étaient bien loin de l’image que l’on peut s’en faire aujourd’hui. Esclavagistes, peu enclins aux droits de l’homme, et de la femme en particulier, les Athéniens, pour être libres d’intervenir dans la vie étatique, devaient se libérer du travail et des contraintes, ce qui présupposait une certaine aisance financière. On pouvait toutefois ne pas faire partie de la classe possédante pour exercer des responsabilités citoyennes mais une sélection naturelle s’opérait parmi les plus nantis. Ceux qui jouissaient du droit de citoyen étaient peu nombreux en comparaison de l’ensemble du peuple qui restait soumis au travail, à l’esclavage, à l’appartenance ethnique et à la classe sociale de sa naissance. Ainsi cette idée démocratique de l’antiquité grecque est à prendre avec prudence car on voit bien que la notion de « démocratie » a pris une forme très différente telle qu’on l’entend de nos jours. À Athènes, on peut dire que quelques uns seulement maintenaient le « gouvernail » et l’image de l’ensemble du peuple qui gouverne semble bien surréaliste. Mais comme le pouvoir athénien n’était pas entre les mains d’un roi, de la classe aristocratique ou des riches, on a considéré que le peuple, le « demos » avait de fait un pouvoir sur les affaires publiques, même si les citoyens œuvrant pour la cité étaient socialement sélectionnés. Ainsi la Grèce antique présentait un modèle étatique mixte entre une certaine forme de démocratie et un impérialisme dominant qui est loin de notre conception moderne.
La question alors demeure. Qui aurait inventé la démocratie ? Si l’on en croit les textes, les recherches et qu’on les analyse objectivement, la démocratie ne peut pas avoir été inventée par les Grecs pour qui cette notion ne relevait pas d’une tradition. Même si l’on sait peu de choses là-dessus, on suppose que le concept de la démocratie aurait été ramené par les Grecs depuis l’Orient, par le biais des Phéniciens. On peut dire que l’antiquité grecque a contribué à la mise en place de l’exercice d’un gouvernement à tendance démocratique en créant des institutions. Mais cette attribution de genèse à la société grecque relève plus généralement de la rhétorique pure, comme l’invention d’un récit ou d’un mythe qui s’est perpétué dans le temps. L’observation stricte de l’histoire grecque antique ne permet pas de dire que la civilisation hellénique est la détentrice de l’invention de la démocratie. On sait que les valeurs occidentales, occupées à la domination, ont beaucoup utilisé le récit grec comme étant le lieu de l’origine de la démocratie moderne et par extension de la liberté des peuples. La possession de ce sceau sacré n’a pas cessé d’occuper le récit occidental qui en a fait sien, plus comme une volonté utopique que comme une réalité objective et rigoureuse. On peut même parler ici de « manipulation romantique », comme le souligne Ndongo Samba Sylla dans son ouvrage, un exercice qui consiste à faire croire aux grandes vertus démocratiques du monde grec, alors qu’il n’était en réalité qu’une tentative d’exercice de la citoyenneté par les moins possédants, sans pour autant produire une société démocratique authentique qui serait d’ailleurs un danger pour les véritables détenteurs du pouvoir, c’est-à-dire les membres de l’aristocratie. Celle-ci par nature a toujours éprouvé du mépris, de la haine et de la crainte pour l’exercice de la démocratie. Selon elle, le despotisme de la masse est un plus grand danger que le despotisme d’un seul individu. La démocratie massacre et menace les privilèges naturels de la classe élevée destinée à la gouvernance par héritage, par succession. L’aristocratie athénienne a été bouleversée par les changements sociaux successifs et les révoltes qui ont vu apparaître la classe bourgeoise, les nouveaux riches des couches populaires. Ainsi la démocratie provoquait une sorte de tyrannie, de barbarie initiée par le peuple ignorant et infâme, incapable d’exercer le pouvoir, pris par la violence, les excès, la corruption, la malversation. La démocratie était aussi devenue l’ennemi de la philosophie qui se place au-dessus de la société, donc au-dessus du peuple. L’éviction de Socrate a profité aux opposants de la démocratie qui jusqu’au XIXème siècle ont cultivé la haine du système démocratique en vertu d’une absence égalitaire de la pensée.
À travers les péripéties de la démocratie de l’histoire grecque, on voit bien que celle-ci n’est pas l’apanage de la constitution culturelle et politique des classes dominantes et de l’organisation sociale du monde occidental. L’exercice de la démocratie détenu par les Grecs s’est construit eu fur et à mesure de l’histoire et de l’idéologie dominante, à travers un récit habilement masqué qui s’est répandu par le biais des élites sans jamais véritablement se revendiquer au nom du peuple. L’histoire de la royauté en France en est un bel exemple. L’histoire de la révolution française a renversé un temps les données mais artificiellement car l’élite d’aujourd’hui, se déclarant démocrate, ne fait que défendre ses propres intérêts au mépris de ceux collectifs appartenant au peuple. Ainsi si aujourd’hui la démocratie incarne la volonté humaine du bien, il n’en a pas été de même durant de longs siècles, incarnant successivement la violence, le chaos, l’ignorance, la barbarie, vices que l’on attribue au peuple. L’Occident a même inventé le concept de la République pour contrer la démocratie réputée discordante, dangereuse et impie. Ainsi la démocratie contemporaine semble avoir mis tout le monde d’accord, ce qui paraît très peu probable eu égard à son histoire.
En résumé, on pourrait dire que la démocratie chez les Anciens est le gouvernement des méchants qui n’ont aucune légitimité intellectuelle et financière. Chez les Modernes, la conception de la démocratie est celle de la suprématie des « capables », de l’élite dominante qui forme une majorité politique. On voit bien ici toutes les contradictions qui s’y dessinent. Encore une fois, ce n’est pas le nombre des décideurs qui forme la démocratie mais bien ceux qui se réunissent en groupes politiques ou sociaux pour conduire une majorité mais jamais une assemblée absolue constituée de tous les citoyens. Le régime démocratique tel qu’on l’entend aujourd’hui est formé d’un groupe restreint appartenant aux classes dirigeantes qui détiennent des privilèges et qui sont loin d’envisager de les céder à d’autres, à la société dite civile par exemple, représentant le peuple d’un point de vue naturaliste. Les représentants politiques du peuple appartiennent eux à la fiction puisqu’ils fonctionnent sur des principes inégalitaires qui ne tiennent nullement compte de l’hétérogénéité des peuples des nations.
Ainsi aujourd’hui la défiance des peuples vis-à-vis des régimes politiques supposés démocratiques est grande. La question de l’éducation de masse a rationnalisé la problématique du possible, celui que les classes laborieuses, mais averties, peuvent aussi gouverner dans l’intérêt collectif. C’est sur ce postulat que les peuples réclament aujourd’hui plus de justice qui produirait une réelle participation populaire pour rendre les sociétés plus équitables. Et fait nouveau, cette répartition s’entend au niveau international, phénomène accéléré par la théorie des grands ensembles, du développement des réseaux numériques et de l’ouverture des marchés à l’échelle mondiale. Or on sait combien les inégalités sociales et économiques sont grandissantes et jugées inacceptables par l’ensemble des citoyens conscients. Le plus grand défi du XXIème siècle consiste donc à renommer le concept de démocratie dans sa véritable acceptation et de sortir du schéma puissant et dominant du monde occidental proclamé seul dans un esprit démocratique. L’histoire nous montre toute cette ambivalence. Il s’agit désormais de s’accorder pour produire à la plus grande majorité une démocratie juste qui permette un exercice de la pleine citoyenneté dans le temps humain.
C’est toute cette problématique captivante que nous propose l’ouvrage de Ndongo Samba Sylla et qui est une véritable réflexion sur la notion de démocratie aujourd’hui. Ses propositions, ses recherches documentaires et son analyse foudroient tous les stéréotypes et replacent la valeur « démocratie » au centre d’un débat qu’il serait salutaire d’avoir au sein de nos systèmes gouvernementaux. Ndongo Samba Sylla propose une véritable rupture épistémologique qui éclaire les consciences et invite les élites politiques, les intellectuels mais aussi les individus conscients et engagés dans la lutte de la justice humaine, à repenser nos systèmes politiques qui sont, le plus souvent le fruit de récits rhétoriques, utopiques et démagogiques que des espaces d’échanges et de culture démocratique. Cette invitation à la réflexion, à la philosophie de la direction d’une nation est un véritable plaidoyer pour la renaissance de l’implication des peuples dans la marche du monde.
Amadou Elimane Kane, poète écrivain, enseignant et fondateur de l’Institut Culturel Panafricain et de recherche de Yene
La démocratie contre la République. L’autre histoire du gouvernement du peuple, Ndongo Samba Sylla, éditions L’harmattan, Paris, 2015.