4- Parlons maintenant de votre nouveau roman Moi, Rokhaya Diop ou la négresse fondamentale qui déplie le temps. De quoi parle-t-il et pourquoi avez-vous eu envie de raconter cette histoire ?
Amadou Elimane Kane : Vous savez, je fonctionne beaucoup en pensant toujours à la continuité, tout en essayant de proposer une vision nouvelle du monde noir. Ce livre-là est très important pour moi car j’y pense depuis très longtemps. Il fait suite à Moi, Ali Yoro Diop ou la pleine lune initiatique mais, même s’il existe des liens entre les personnages, ce n’est pas véritablement une suite, plutôt une continuité de l’histoire. Le cadre de Moi, Rokhaya Diop ou la négresse fondamentale qui déplie le temps est celui de notre époque contemporaine et future qui raconte le parcours d’une jeune femme noire en France qui, par le travail, les convictions et la ténacité, accède aux plus hautes marches de l’État. Par ce livre, je voulais montrer que tout est possible, si l’on prend la peine de résister. C’est aussi un livre d’espérance pour la jeunesse issue de la diversité qui, en France malheureusement, vit encore de profondes injustices et des discriminations. Je veux dire aussi que si on sait tenir compte des trajectoires de chacun, on peut réorienter la société vers l’harmonie humaine. Vous savez, ce que l’on vit en ce moment, les guerres, les injustices, les barbaries, sont aussi le fruit de cette pensée unique qui sévit en Occident. Et cela doit cesser, c’est ma conviction !
5- Pourquoi avez-vous choisi ce titre Moi, Rokhaya Diop ou la négresse fondamentale qui déplie le temps ?
Amadou Elimane Kane : Vous savez, je suis poète et j’essaie toujours de donner du sens aux symboles, aux noms et aux mots. C’est d’abord dans le but de la continuité avec le précédent roman. Mais c’est aussi pour marquer les esprits, c’est vrai. Pour moi le mot négresse ou nègre fait référence à la pensée d’Aimé Césaire, le nègre fondamental comme André Breton aimait le nommer. Je rends hommage au mouvement de la Négritude qui a beaucoup œuvré pour la reconnaissance de la culture noire. Aimé Césaire est resté tout au long de sa vie un homme de conviction et a conservé, intacts, sa réflexion et son engagement pour la fraternité des peuples et la dignité des siens. J’ai aussi le souci de célébrer les femmes noires du XXIe siècle, toutes les femmes noires qui luttent contre les injustices raciales, les discriminations et toutes les formes d’exclusion, et qui défendent la dignité humaine en Europe, en Afrique, en Asie, aux Antilles, en Amérique. Donc, c’est une fierté et aussi notre patrimoine alors je le porte en bandoulière.
6- On voit aussi dans ce livre que la préface a été rédigée par Ndongo Samba Sylla, qui est écrivain mais aussi chercheur en économie, et la postface par Anne-Marie Marcelli, philosophe et poétesse, pourquoi ces choix ?
Amadou Elimane Kane : Pour plusieurs raisons. J’avais envie d’avoir un double regard, celui d’une femme et celui d’un homme. L’une est française, philosophe et poétesse talentueuse et l’autre est sénégalais et penseur d’un nouveau monde. C’est aussi parce que je suis admiratif de leur travail respectif. Ndongo Samba Sylla est un chercheur en économie d’une grande subtilité et son engagement panafricain est total. Il a d’ailleurs publié un livre remarquable qui s’intitule La démocratie contre la République. L’autre histoire du gouvernement du peuple et ses réflexions me passionnent. Et je voulais aussi que ce soit lui car pour moi il fait partie de la relève, cette génération qui doit porter la continuité et mener par exemple la construction des États-Unis d’Afrique. Ndongo Samba Sylla y est engagé avec d’autres et j’admire leur détermination et leur droiture. De plus, le regard qu’il porte sur l’histoire de Rokhaya Diop est d’une grande justesse et d’une grande intelligence. Le regard d’Anne-Marie Marcelli est philosophique et cette perspective donne aussi à réfléchir d’un autre point de vue. J’aime les contrastes et la différence des opinions pour bousculer les codes et engager une réflexion. Je suis très fier de leurs contributions qui apportent au texte des outils, des idées sur les thématiques du racisme, de l’immigration, des discriminations, de l’importance de l’éducation et du savoir. C’est au fond ce qui m’importe, engager le dialogue à travers l’histoire de personnages que j’invente mais qui prennent une dimension dans le réel. Ce qui peut, peut-être, du moins je l’espère, changer le cours de nos histoires.
7- En préambule, j’ai évoqué aussi votre travail d’éditeur. Vous venez de créer une nouvelle collection, intitulée Baobab, consacrée au théâtre contemporain. Qu’est-ce que vous pouvez nous en dire ?
Amadou Elimane Kane : Ah, je suis très heureux de cette nouvelle création. Comme nous avions créé, l’année dernière, la collection Paroles Arc-en-ciel consacrée à la poésie, nous avons pensé à valoriser le théâtre contemporain avec cette nouvelle collection Baobab. Le premier titre que nous publions est remarquable et nous en sommes très fiers. Il s’agit d’un texte de théâtre Bal d’Afrique de l’écrivain poète Mamadou Diallo et qui pose, par le truchement de la comédie et de la dramaturgie, un thème très contemporain qui est celui de la vision politique faite de valeurs de justice et de solidarité qui se confronte à la corruption, au népotisme et à l’intérêt particulier. C’est un livre jubilatoire qui provoque les consciences et qui d’un point de vue littéraire et théâtral est très réussi !
8- Donc, en plus de votre travail d’écrivain, d’enseignant, de chercheur, vous dirigez aussi les éditions Lettres de Renaissances. Comment choisissez-vous les auteurs que vous publiez ?
Amadou Elimane Kane : Quand nous avons créé cette maison d’édition, j’avais d’abord le souhait de proposer une vitrine de qualité de la littérature africaine contemporaine mais sans frontière. Nous pouvons aussi publier des auteurs de tous les horizons et dont le travail nous semble pertinent dans le cadre de notre ligne éditoriale. Nous avons peu de moyens et nous proposons aux auteurs de fonctionner comme une coopérative, nous pouvons publier des ouvrages si les auteurs s’engagent à en faire la promotion et la diffusion. Nous le faisons aussi dans un souci de pérennité sans chercher le profit ou les coups littéraires médiatiques. Nous souhaitons publier des livres de qualité qui questionne la société contemporaine tout en s’inscrivant dans l’esthétisme littéraire, l’humanisme et l’universel. Je signale d’ailleurs la parution d’un livre que je veux défendre. C’est un essai littéraire rédigé à quatre mains par Isabelle Chemin qui est professeure documentaliste et rédactrice littéraire et Ndongo Mbaye, écrivain poète et sociologue et qui s’intitule Amadou Elimane Kane : réinventer la littérature africaine, c’est bâtir le récit pluriel pour une humanité sans muraille. Il est préfacé par Claude Rivier qui est délégué académique à l’éducation artistique et à l’action culturelle de la Guadeloupe. Là aussi, j’avais le souhait de faire dialoguer des pensées diverses qui forment un cercle vertueux, celui de la France, du Sénégal et de la Guadeloupe. C’est une analyse littéraire croisée de mon œuvre et je suis très fier de ce livre qui permet aussi de dialoguer autour de la littérature et de nos engagements communs.
9- J’ai oublié de dire que vous êtes aussi le fondateur de l’Institut Culturel Panafricain et de recherche de Yene Todd. Quels sont vos prochains projets dans ce cadre ?
Amadou Elimane Kane : écoutez, on continue le combat. Je veux vraiment que cet espace dédié à l’éducation, à la culture et aux arts devienne un lieu incontournable au Sénégal et sur le continent. J’y travaille activement. Nous avons plusieurs projets de résidences artistiques encore en construction et aussi un projet d’échanges culturels et citoyens avec le département de la Guadeloupe. Ce serait pour moi un essor formidable de pouvoir y associer, de manière pérenne, nos amis et nos frères des Caraïbes. C’est mon plus grand souhait pour 2017 et pour les années à venir.
Moi, Rokhaya Diop ou la négresse fondamentale qui déplie le temps, Amadou Elimane Kane, roman, éditions Lettres de Renaissances, février 2017
Enseigner la justice cognitive par la poésie et l’oralité, Amadou Elimane Kane, pédagogie, éditions Lettres de Renaissances, février 2017
Bal d’Afrique, Mamadou Diallo, théâtre, Collection Baobab, éditions Lettres de Renaissances, avril 2017
Amadou Elimane Kane : réinventer la littérature africaine, c’est bâtir le récit pluriel pour une humanité sans muraille, Isabelle Chemin et Ndongo Mbaye, préface de Claude Rivier, essai littéraire, éditions Lettres de Renaissances, avril 2017
Propos recueillis par Gilles Arsène TCHEDJI